Super Saillans : une anomalie démocratique ? (2/2)

Notre échange avec Tristan Rechid, initiateur de la méthode de gouvernance partagée de la commune de Saillans, continue. Vous pouvez (re)découvrir les caractéristiques de sa méthode participative et l’actualité de la commune dans le précédent article. Au programme : la nécessité de diffuser la culture de la participation chez les citoyens, la diffusion du modèle de Saillans et le symptôme que sa médiatisation révèle.

Une culture de la représentation profondément intériorisée

L’exemple de Saillans est riche en enseignements car c’est vraisemblablement un des contextes locaux français les plus favorables au développement de la participation citoyenne et pourtant la municipalité rencontre également des difficultés à élargir ses publics. Selon Tristan Rechid, la principale cause est « éducative et culturelle ». Une partie des Saillansons seraient encore imprégnés des anciennes pratiques de gouvernance verticale et d’une « sacralisation de l’élu tout puissant ». De leur point de vue, des élus ont été choisis et les habitants n’ont plus à se charger de la vie publique locale et viendront « râler quand ils ne seront pas d’accord avec les décisions ». Ainsi, une bonne partie des citoyens ne verraient pas l’intérêt de la participation citoyenne.

En cause, une « culture jacobine » qui conduit les citoyens à rechercher un « chef ». Tristan Rechid met en cause cet héritage qui a « réussi à mettre dans la tête de l’essentiel des habitants qu’ils n’ont pas l’expertise et qu’ils ne sont pas légitimes pour penser les affaires publiques. On leur a demandé de rester dans leurs affaires privées et de laisser les affaires publiques à une partie de la population qui finit par décider de tout sans prendre le moindre avis ». Un des enseignements de l’expérience de Saillans, c’est que les héritages culturels semblent, à court terme, avoir plus d’influence sur les citoyens que les discours politiques aussi volontaristes soient-ils. Dans cette perspective, il sera intéressant d’observer si les jurys citoyens mis en œuvre à Saillans parviendront à diffuser chez la population une culture de la participation.

Elections municipales de 2020 : de nouveaux Saillans en perspective ?

A l’approche des élections municipales de 2020, se pose désormais la question de la diffusion du modèle de gouvernance partagée de Saillans. Est-ce qu’en 2020, d’autres communes pratiqueront une méthode similaire ? Pour cela, Tristan Rechid annonce qu’il existe un prérequis essentiel : « il ne suffit pas de former un groupe d’amis qui pensent la même chose et qui vont se présenter hors partis politiques. La question est de fabriquer un projet, un programme avec des gens qui ne pensent pas pareil ». L’élaboration d’un programme participatif nécessite de faire l’objet de « débats contradictoires et d’une écoute active » afin que les citoyens ne reproduisent pas la création d’un programme partisan classique.

Tristan Rechid a fait de la diffusion des méthodes de gouvernance partagée sa vocation et son activité professionnelle. Depuis trois ans, il parcourt les routes de France pour partager auprès d’autres groupes de citoyens les enseignements de Saillans et leur donner la boîte à outils nécessaire du changement. Concrètement, il les forme aux outils d’intelligence collective, de type sociocratie, et les « accompagne vers la première étape qui les mèneront vers la création d’une liste participative ».

Selon Tristan Rechid, dans plusieurs centaines de communes, des groupes de citoyens désirent mettre en place des méthodes de gouvernance partagée. Il en a accompagné, à lui seul, près d’une soixantaine. S’il existe de nombreux projets similaires aux quatre coins de l’hexagone, il est néanmoins impossible de savoir combien de ces groupes déposeront effectivement des listes participatives et combien remporteront les élections. Il faudra attendre 2020 pour avoir la réponse.

Nous pouvons également nous interroger sur les conditions de la diffusion des méthodes de Saillans à des communes d’une plus grande échelle. Entre une commune de 1 200 habitants et une autre de 20 000 habitants ou plus, il existe d’importantes différences organisationnelles, administratives, sociales, etc. Ce changement d’échelle est-il rédhibitoire ? Tristan Rechid affirme que non et pour cela il s’appuie sur l’exemple du mouvement municipaliste espagnol dont des communes comme Barcelone ou Séville font partie. Le mode de fonctionnement de ces villes n’est pas identique à Saillans mais elles ont comme point commun : « une vraie volonté de faire en sorte que la tête décisionnaire soit nourrie par la base ». Selon Tristan Rechid, ce modèle fonctionne grâce à sa proximité avec les citoyens. En effet, le projet politique de ce mouvement se décline en pratique par la mise en place d’assemblées locales de proximité. La clé de la participation dans les grandes villes serait de « découper son territoire en plusieurs parties, constituer des assemblées locales dans tous ces territoires et créer une assemblée décisionnaire centrale qui est composée de membres de chacune de ces assemblées locales qui ont été créées ». L’enjeu est de découper son territoire en zones qui ont du sens : « Faire une assemblée locale à l’échelle d’un arrondissement parisien ce serait complètement stupide. Ce serait considérer que tous les gens de l’arrondissement vivent dans leur quartier de la même manière donc ça ne peut pas fonctionner ». Le budget participatif de Porto Alegre avait à l’origine une organisation territoriale de ce type.

Saillans : symptôme d’une anomalie démocratique ?

En 2014, la commune de Saillans est devenue un objet médiatique. Ce soudain emballement interroge Tristan Rechid : « pourquoi est-ce qu’on parle autant de Saillans ? Saillans c’est une bande de beatnik pas formée, pas conscientisée, qui décide juste de changer un peu les choses ». Le constat est que malgré la multitude des dispositifs et démarches de participation en France, l’initiative de Saillans s’est distinguée. Sa spécificité : des moyens limités mais une volonté politique en béton armé. Selon notre interlocuteur, ce dernier point est fondamental et les outils et démarches participatives « n’ont pas de sens s’ils ne sont pas soutenus par une volonté politique claire et affirmée ».

Tristan Rechid regrette également que « la participation » demeure un « mot valise » dont « on ne sait pas trop de quoi on parle ». Il estime que beaucoup de municipalités font de « l’enfumage » et se contentent de démarches de consultation. Ce type de pratique est d’autant plus contre productif puisque « souvent les participants se rendent compte que les décisions sont déjà prises, qu’ils n’auront pas le moyen d’infléchir quoi que ce soit et ils cessent de venir ». En somme, la participation on en parle beaucoup mais il reste encore du chemin à accomplir pour que les pratiques soient à la hauteur des discours. Le fait que l’on parle autant de Saillans est révélateur d’une anomalie démocratique. Au sein d’une démocratie qui fonctionne, l’expérience de Saillans ne devrait-elle pas passer inaperçue ?

Nous remercions Tristan Rechid de nous avoir accordé du temps pour réaliser cet entretien. Pour en savoir plus sur son activité, cliquez ici : Démocratiesvivantes.com